Ambassadrice d’influence de la grande campagne L’heure est brave, l’écrivaine Kim Thúy nous a accordé un long entretien. L’occasion de plonger avec elle dans ses souvenirs, ses engagements et sa vocation de toujours : les autres.
Pour faire un portrait fidèle de Kim Thúy, mieux vaut la laisser se raconter. Faire le deuil des questions prévues. Et embrasser les contours informels d’une discussion qui finira par nous conduire au cœur de ce qu’elle est. Depuis son départ du Vietnam dans les années 70 avec sa famille et des milliers de boat people, jusqu’à sa carrière d’écrivaine, en passant par son engagement avec l’UdeM, tout chez elle se fait écho et pointe dans une même direction : le goût des autres. Un altruisme qui cimente aussi le 4e pilier de notre grande campagne : Favoriser l’épanouissement des communautés.
À peine la porte d’entrée franchie et le thé servi, elle se raconte donc.
La maison où elle nous accueille est le centre de son univers, nous confie-t-elle. Tous ses proches, même les plus éloignés, semblent graviter autour, comme les étoiles d’une vaste constellation familiale. Ses parents vivent dans la maison contiguë. Chaque dimanche, s’enthousiasme-t-elle, ils sortent les rallonges de table et organisent un grand repas pour cette famille recomposée, célébrant bruyamment le bonheur simple d’être ensemble…
Dans votre livre “À Toi”, vous écrivez pourtant : “Je n’ai pas de chez moi, je suis chez moi là où je suis”. Malgré l’osmose familiale que vous décrivez, vous n’avez vraiment pas de chez vous ?
Je suis chez moi partout, parce que mon chez moi se trouve à l’intérieur. J’ai longtemps été dans l’éphémère, marquée par notre maison confisquée au Vietnam et par les camps de réfugiés. Comment survivre dans un environnement chaotique ? En se réfugiant dans le seul endroit qu’on ne peut pas vous prendre : à l’intérieur de soi. Le reste, ce qui nous entoure, est voué à changer. Rien n’est permanent, et heureusement…
Vous avez finalement pris goût au changement ?
L’humain est paradoxal. Il se félicite de chaque pas en avant, mais il refuse le changement. Il résiste, même si c’est pour son bien. Quand on vit dans un pays aussi parfait que le nôtre, on a cette fausse impression de tout pouvoir contrôler. Mais quand on vient d’une zone de conflit, on sait que rien dans la vie n’est sous notre contrôle, que tout change. Le lâcher prise devient plus facile. Vous savez, on peut seulement construire à partir de là où on est… Je crois donc qu’il faut juste vivre et tout accueillir, particulièrement ce que vous n’aimez pas. C’est ainsi qu’on apprend. Il faut aller vers des choses nouvelles en ayant la peur comme unité de mesure. On a le droit d’avoir peur du changement, mais il faut transformer ce sentiment en bravoure.
Ça ressemble au slogan de notre campagne dont vous êtes ambassadrice : L’heure est brave. Ce courage motive-t-il votre engagement envers l’UdeM ? On l’a entendu lors de notre ciné-conférence consacrée à “Ru”, le film tiré du récit de votre exil.
Vous savez, je me vois très petite. Je ne peux pas changer grand-chose. Mais je crois qu’on a tous une responsabilité pendant notre passage sur Terre, un devoir de redonner au suivant. À la fin de la ciné-conférence, il y a tous ces adolescents qui viennent me poser des questions. Je vis ça comme un moment privilégié. Ils sont là, ils viennent vers moi, ils m’ouvrent la porte… Comment refuser la responsabilité de transmettre mon histoire ? Je n’avais pas le choix, j’aurais passé toute la nuit avec eux…
Ce rapport à la communauté, c’est un peu le cœur du 4e pilier de notre grande campagne… Récemment, vous l’avez fait battre lors de la Conférence de la Montagne de nos Grandes Retrouvailles. Peut-on parler de goût des autres vous concernant?
Oui ! Mais plus qu’un goût, c’est une responsabilité de citoyen. Vous avez quelque chose que vous pouvez transmettre à la communauté, que vous pouvez donner aux autres. Alors oui, c’est vrai, comme je le disais, je ne contrôle rien, je suis le cours de la vie, mais en même temps, je m’interdis de gaspiller ce que je peux offrir. On n’a pas le droit d’être passif.
Avez-vous toujours mené votre vie en refusant cette passivité ?
Mon parcours le prouve : je suis la chance. Je la personnifie. Mais la chance ne peut exister que si on est préparé à la recevoir. Les papillons sont là, mais il faut savoir les attirer. Et pour cela, il faut être actif, engagé dans le rôle qu’on joue, là, maintenant. Par exemple, j’ai rencontré André Dupuy – celui qui deviendra le producteur du film Ru – à l’époque où je tenais mon restaurant et n’avais encore rien écrit. Coup de chance ? Oui, mais j’ai permis à cette chance d’exister, car j’étais pleinement dans mon rôle de cette époque : bien cuisiner et bien m’occuper de mes clients. C’est grâce à cette attention aux choses et à l’instant présent que cette rencontre a eu lieu et a changé ma vie. Il faut être prêt à accueillir la chance, mais elle ne se signale jamais en clignotant. Elle avance toujours masquée.
En vous écoutant, je réalise que vous avez transformé la tragédie que vous avez vécue en pulsion de vie…
C’est dans les moments les plus sombres qu’on voit la beauté la plus pure… Quand on me demande quel a été mon meilleur repas, je réponds que c’était dans notre camp de réfugiés, en Malaisie. Il faisait 40 degrés. On avait reçu un petit sac plastique rempli de soda, puis fermé avec une paille et un élastique. Je me souviens encore des fines bulles à l’intérieur et des perles de condensation à l’extérieur. Mais on était treize de la même famille autour de ce petit sac ! Je savais que mes deux jeunes frères passeraient avant, donc que je n’aurais au mieux que quelques gouttelettes… Et pourtant, comme par miracle, sans un mot, le petit sac a tourné plusieurs fois parmi nous, chacun se contentant d’humecter ses lèvres. C’était un grand moment de partage et de solidarité. Ce lien entre nous, à la vie à la mort, était là, autour de ce petit sac.
En fait, vous revivez un peu ce moment de grâce chaque dimanche autour de la table de vos parents, avec la grande famille recomposée dont vous parliez au début…
Oui ! C’est le bonheur, non pas de boire du mauvais soda, mais de sentir ce lien entre nous qui ne se brisera jamais. De sentir, finalement, qu’il y a quelque chose de plus grand que chacun d’entre nous. Ça, c’est extraordinaire !